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Les fables chimériques
texte réalisée dans le cadre de l’exposition «Les fables chimériques» en septembre 2020


Le travail artistique d’Alex Huthwohl a toujours été traversé, depuis ses débuts, par un profond questionnement sur le corps. Un corps mis en scène dans son unité, mais surtout dans son morcellement, sa fragmentation voire son amputation. Si le sujet du corps est aussi omniprésent dans sa peinture, c’est qu’il est la partie visible de l’identité des êtres qu’il souhaite rendre présent au spectateur par l’acte de peindre. 
Golems, chimères, hommes sacrés ou profanes, autant d’êtres dont les corps sont présentés de manière multiple, jonglant entre l’anthropomorphie des animaux et la zoomorphie des hommes. Ne serait-ce pas là une tentative de montrer que, par-delà une enveloppe corporelle visible, les humains et les non-humains pourraient posséder une même intériorité? Même pour les êtres dont l’essence semble la plus stable, la présence d’un élément de transfiguration rappelle toujours au spectateur l’aspect insaisissable des êtres qui habitent le monde d’Alex Huthwohl. 
Cette proéminence du corps multiple rend difficile l’appréhension d’une unité de l’être fabriqué. Malgré ceci, c’est dans sa relation au fond –à une certaine scène– que les limites de ces êtres sont cernées. C’est de ce jeu d’opposition entre le sujet et le fond qu’affleure la saillance de ces créatures. Même s’ils ont une capacité de métamorphose qui les rend difficilement identifiables, leur séparation avec l’espace qu’ils habitent leur donne une identité, au-delà de leur corps composite. Ce sont donc des êtres décontextualisés, ou du moins qui échappent à un espace structuré pouvant les conditionner. Les relations qu’établissent ces êtres avec leur environnement, ainsi qu’avec les autres êtres, ou éléments symboliques qui composent les toiles sont abordées de manière à flouter de nouveau les limites en rendant possible la perméabilité des choses entre elles. En ce sens, l’expression de la potentialité transformationnelle et de la multiplicité de ces êtres reste indissociable de ces relations qui se mêlent et se démêlent. En créant de la sorte des êtres puissants qui dépassent l’entendement, de par leur capacité de métamorphose, provoquant ainsi l’incertitude à la base de toute croyance, l’artiste s’oppose à un régime iconographique chrétien en se rapprochant peut-être d’une tradition que l’on peut retrouver dans certaines productions amérindiennes. C’est, entre autres, le cas chez les Arawak d’Amazonie dont le personnage mythique (Kuwái) est une figure divine anthropomorphe dont le corps est figuré comme une synthèse de toutes les espèces animales. Par opposition, la tradition chrétienne préférera, pour  représenter la puissance divine, un aspect unitaire de l’image ainsi que sa ressemblance exacte avec son prototype. Le travail d’Alex Huthwohl invite alors le spectateur à s’interroger sur un monde dont la complexité de l’identité des êtres va de pair avec la fragilité des relations tissées.

La particularité des Fables Chimériques repose sur un nouveau traitement de ce rapport entre les êtres et le fond. La série Le Bonheur de vivre est la parfaite illustration de cette nouvelle étape de recherche qui piège -ou libère- cette fois le spectateur dans des espaces dont le symbolisme n’est plus aussi circonscrit et signifiant. Les symboles ne sont plus donnés aux spectateurs comme des indices permettant de retracer la fabrication ou le récit d’un être, mais sont plutôt les coordonnées d’un espace-monde non-fini où règnent les textures et les sensations bien plus que la signification. Ce sont des mondes ouverts dans lesquels le spectateur infère lui-même les relations entre les êtres provenant d’autres productions plastiques et leur espace habitable. 

Jean-Baptiste Blin - Anthropologue Paris Nanterre 
 

Anne-Lou Vicente - Catalogue des diplomés des Beaux-Arts de Paris 2019

De la bande-dessinée aux banques d’images en passant par la peinture de la Renaissance et la science-fiction, la diversité des références (historiques, culturelles, littéraires, mythologiques, religieuses, etc.) informent conjointement le dessin et la peinture d’Alex Huthwohl. À l’encre et/ou à l’acrylique sur toile libre ou sur papier, il génère des images empreintes d’hybridité, à résonance symbolique et dystopique. Qu’ils soient d’espèce humaine ou animale, certains éléments hyperréalistes, déconnectés de leur réalité, se voient propulsés au sein de « paysages » à caractère naturel ou urbain, parfois entièrement composés de taches colorées, comme autant de visions hallucinées. 

Visages et membres se démultiplient et se déplacent dans ce « multivers » où l’espace prolifère et le temps ne suit aucune ligne. La puissance de fiction est à son comble. Les êtres se métamorphosent et se fondent, formant des créatures doubles voire plurielles, chimériques, satyriques : golems, diable (l’arcane n°15 du Tarot de Marseille), monstres, anges, hommes à tête d’animal (cochon, singe, bélier, serpent, etc.) apparaissent ici et là. Et ce qui règne partout, aussi transfiguré soit-il, c’est le corps. Son omniprésence traduit une réflexion identitaire — et partant, politique — qui innerve ces récits visuels où se mêlent dessin et peinture, figuration et abstraction, nature et culture, sacré et profane, (homo)sexualité et religion. 

La poésie fantasmagorique d’Alex Huthwohl

Texte écrit par Angela Blanc à l'occasion de l'exposition IDÉAL, zookeeper galerie. février 2017

 

 

Après trois ans d’études à l’Ecole nationale supérieure des beaux-arts de Lyon, Alex Huthwohl décide alors de compléter sa formation de peintre aux Beaux-Arts de Paris où il est actuellement étudiant en troisième année. Il prend rapidement conscience que le dessin et la peinture, qui souvent dialoguent au sein même de ses toiles, sont ses moyens d’expression privilégiés. Dans son atelier, des toiles vierges sont clouées aux murs. Un geste brut, radical, mais caractéristique de sa démarche artistique où s’affirme, par l’absence de châssis, la volonté de renoncer à la frontière entre peinture et dessin.

 

Lorsque ses personnages fantomatiques n’apparaissent pas sur un fond blanc, l’espace pictural se voit envahir par de fines lignes esquissant un décor de théâtre comme dans son œuvre Sans titre. Dans cette dernière, des boîtes giottesques présentent des personnages qui semblent voyager entre différents espaces temporels où plusieurs histoires se déroulent sous les yeux du spectateur. Alex traite ainsi des notions de temporalité et de spatialité à la manière d’un metteur en scène. Les récits qui se dessinent ensuite à travers ses tableaux plongent le spectateur dans un monde troublant, mêlant subtilement le sacré, l’amour, la sexualité et la nature. La force de la peinture d’Alex Huthwohl réside dans cet étonnant mélange de références puisées aux sources les plus diverses. Inspiré par les grands maîtres de la Renaissance italienne, il leur emprunte leurs représentations de saints ainsi que leurs connotations symboliques. Dans l’œuvre Saint François, le moine franciscain à la posture hiératique et dépouillé de ses vêtements trône entouré de ses animaux. Le sacré réapparait lorsque l’artiste traite ses sujets comme des reliques. Isolés, fragmentés, décontextualisés, les personnages recèlent une force symbolique comme en témoigne Taureau. Mais au thème de la religion, Alex mêle celui de la sexualité dotant ainsi les toiles d’une dimension autobiographique. Par le biais de sa peinture, il projette et dévoile ses réflexions sur l’homosexualité et la perversité, comme Yokio Mishima le fit à travers ses romans 1. La présence ironique et décalée d’étranges animaux dépolitise son approche de la sexualité. Ces personnages chimériques à échelle humaine qui peuplent ses toiles monumentales plongent le spectateur dans un univers déroutant. On ne peut oublier ces dérangeantes créatures qui hantent son travail et le teintent d’onirisme : un cochon à tête humaine, des ours aux mains d’hommes… Ces êtres aux corps cronenbergiens, subissant distorsions, mutations et métamorphoses, introduisent de nouvelles interrogations personnelles 2. Alex se nourrit de romans et de films de science-fiction, ceux de Philip K. Dick notamment, pour se demander : qu’est-ce que le réel ? Qui suis-je ? Quelle est la nature de ces êtres qui m’entourent ? Autant de questionnements platoniciens sur la nature de la réalité. Mais Alex n’est pas pour autant un artiste en quête de vérité. On ira jusqu’à se demander s’il ne floute pas intentionnellement les notions de réel et d’illusion pour conduire les spectateurs dans une sorte d’hallucination collective. Il nous déstabilise comme le fait Philippe K. Dick dans Le dieu venu du Centaure 3, roman de science-fiction où les hommes, sous l'abus de drogues extra-terrestres, oscillent entre réalité et illusion. Les œuvres d’Alex Huthwohl qui apparaissent comme des réceptacles de fantasmes, de peurs et de narrations collectives ne sont que des hypothèses oniriques à une série de questions qui demeurent sans réponse.


1- Yokio Mashima (1925-1970) est un écrivain japonais dont les romans sont hautement biographiques, reflétant ses fantasmes masochistes et son obsession pour le corps, la beauté et la souffrance notamment dans Confession d’un masque (1949).

2 - Voir, au sujet des monstres du réalisateur David Cronenberg, l’analyse du critique Guy Astic, la surface: Le cinéma, monstre de Cronenberg.

3 - Philippe K. Dick, Le dieu venu du Centaure, Paris: J’ai lu, 1982.

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